LES MÉTAMORPHOSES DE DIEU
La nouvelle spiritualité occidentale

Par Frédéric LENOIR, chez Plon Éditeur, septembre 2003
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SECONDE PARTIE

4. LE PHÉNOMÈNE SECTAIRE

D'abord, qu'est-ce qu'une secte? (de sequi = suivre et sequare = couper) C'est une agrégation d'un groupe de disciples autour d'un maître qu'ils suivent. En ce sens, Bouddha ou Jésus ont fondé de nouvelles sectes : une religion est une secte qui a réussi. Si en Occident elle a pris un sens péjoratif, dans l'Antiquité c'est une communauté de disciples, mais au Moyen Age, une hérésie. Des sociologues remarquent que l'Église est caractérisée par la mort des « porteurs de charismes », ou une évolution vers une routine du charisme. C'est particulièrement clair pour tous les mouvements issus du protestantisme, et tous les « réveils ». Le terme secte n'a donc rien de péjoratif, et il désigne simplement un mode particulier de socialisation religieuse, (si on considère l'évolution des « Témoins de Jéhovah », par exemple).

Mais, depuis les années 70, on donne un sens plus péjoratif à ce mot, en mettant l'accent sur sa dangerosité. L'éclatement du religieux fait penser immédiatement à un « groupe coercitif dangereux », surtout s'il s'agit de mouvements d'inspiration orientale, ésotérique, pseudo scientifique ou psychologique. Les traits typiques de la secte seraient aujourd'hui : l'insistance sur la conversion, l'autorité du gourou, et la coupure d'avec le monde, voire avec la famille même. Les drames meurtriers récents : « Temple Solaire (OTS) » (1995), « Aum Vérité Suprême » (dans le métro de Tokyo), l'« enlèvement » par la comète de « Hale Bopp », etc., etc., ont fait de nombreuses victimes, et ces faits ont été aggravés par les médias, assoiffés de sensations. Ils sont peu nombreux en réalité, car les degrés de sectarisme varient considérablement selon les groupes, et ils atteignent rarement cette gravité. Et parfois aussi s'y ajoute de la malveillance, les journalistes ou les politiques ne faisant guère l'effort d'une véritable investigation.

En général, on leur préfère actuellement plutôt le terme de « Nouveaux mouvements religieux », mais le mot secte subsistera, car si un groupe est fermé dans son discours et dans ses frontières, est intolérant, et prétend détenir LA vérité unique, et qu'il fait des prosélytes, c'est un groupe sectaire. Mais il y a aussi des tendances sectaires dans tout groupe qu'il soit religieux ou politique... ou même dans les cellules d'entreprises.

Le groupe sectaire exerce une contrainte sur l'individu, le manipule pour le rendre docile; c'est comme une « victimisation » de l'adepte, qui n'a plus le droit en son sein à des choix personnels. On constate alors qu'on nie le libre arbitre de l'individu. Mais il ne faut pas oublier que la rhétorique de la manipulation mentale et de la perte de la liberté des individus devenus paresseux, existe aussi par l'effet de nombreux autres médias, actuellement. Le phénomène est donc plus complexe, tant en ce qui concerne la fragilité psychologique que l'absence de liberté.

Il existe un peu partout heureusement, des instances de médiation, qui permettent aux adeptes des groupes les plus fermés et à leur famille de s'en libérer, s'ils prennent plus ou moins sérieusement conscience de leur esclavage, pour vouloir se sortir de ce nouveau type d'enfermement. On reste en moyenne 2-3 ans dans une secte. Ainsi, des dizaines de milliers de « Témoins de Jéhovah » ont quitté la secte, après l'annonce faite que la fin du monde aurait lieu en 1975... mais le recrutement a continué de plus belle ensuite. Il ne faut pas nier le fait que beaucoup de personnes sont attirées par une secte, parce qu'elle semble répondre à leurs attentes personnelles, ou calmer leur angoisse plus ou moins pathologique ou circonstancielle. En cela, la secte n'est pas sans rappeler les fondamentalismes et les intégrismes précédemment étudiés (voir 1re partie).

Il est très difficile de lutter contre les sectes. Mais souvent, vraies « pompes à fric », elles permettent de ce fait à des voies juridiques d'intervenir. Il faut savoir que nous n'avons pas la même notion du lien entre argent et religion, en Europe ou en Amérique. Certes, on est loin du temps où Luther a dû lutter contre la vente des indulgences par lesquelles les clercs promettaient une réduction des peines du purgatoire! Mais dans certaines Églises protestantes aussi (pentecôtistes ou sectes), on utilise ouvertement les méthodes du capitalisme pur et dur, pour engranger des fonds. Ainsi, la « Scientologie » vend cher ses prestations et conseils « spirituels », et l'Église universelle du Royaume de Dieu, au Brésil, est gérée comme une vaste entreprise capitaliste. Les pasteurs sont promus et rémunérés en fonction de leur réussite à convertir de nouveaux adeptes. Et en Afrique, le religieux (ou magico religieux?) est devenu un gros « marché », suivant certains modèles capitalistes.

D'autre part, la prolifération des groupes sectaires montre qu'une vraie quête de sens existe dans le monde actuel. La secte touche une cible au cœur, et s'adapte à tous les continents, par l'audiovisuel, accessible partout très facilement. Certains ont peine à supporter la solitude de la quête spirituelle, alors ils s'agrègent à des groupes avec lesquels ils se sentent en affinité... Ils ont besoin d'être guidés, reliés aux autres, ce que les « froides » églises, impersonnelles, ne font plus. Le sentiment d'avoir enfin atteint le port, ou d'appartenir à une élite, les fait verser parfois dans le totalitarisme le plus dur. Comme tous les intégristes, ils pensent faire partie déjà des « élus ».


5. LA MODERNITÉ ET LA RELIGION REVISITÉES

En Europe, on pense que religion et modernité s'opposent radicalement, au vu du déclin des Institutions et de la pratique régulière. Mais on constate d'autre part que la perte d'emprise des religions instituées n'entraîne nullement la fin du sentiment religieux et des quêtes spirituelles individuelles. Il doit donc y avoir plutôt une métamorphose du religieux dans la modernité, les deux allant s'inclure mutuellement.

Le PROGRÈS est le mythe de la modernité. Dû à l'urbanisation, à la mobilité sociale, à l'essor des sciences, etc., ce mythe d'un monde meilleur à portée de main affirme la supériorité du nouveau sur l'ancien. L'homme devient perfectible, ce perfectionnement est infini... Le paradis (?), les hommes vont se le faire eux-mêmes sur la Terre. Et cet « âge d'or » est la résultante des seuls efforts de l'Homme! C'est donc par l'éradication de la religion chrétienne – pense-t-on – qu'on rendra caduque l'explication religieuse ancestrale.

Ce stade positiviste sera réalisé lorsque toutes les activités humaines seront fondées uniquement sur les méthodes scientifiques. Bref, vers une société purement rationnelle. Feuerbach veut porter un coup radical à la religion, en prouvant que celle-ci projette sur Dieu l'essence même de l'homme : « La religion est l'essence infantile de l'humanité », dit-il. Et Marx d'ajouter : « Elle est l'opium du peuple ». Il passe alors de sa vision de la religion à une critique de la société injuste que cette religion a produite, et qu'il faut donc balayer ou transformer. Il annonce la révolution prolétarienne et la disparition de Dieu. Freud aussi critique radicalement la religion, par son étude des conflits du psychisme humain, et il tente de démontrer le caractère illusoire de la religion. Elle n'est selon lui qu'une névrose issue du complexe d'Œdipe, de la relation avec le père... L'homme ne peut se représenter le monde sans parent, alors il s'octroie un Dieu juste et bon. « Mais l'être humain ne peut pas rester éternellement un enfant... », écrit-il.

La notion d'un progrès inéluctable constitue le moteur idéologique des sociétés européennes, elle a animé la plupart des philosophes des Lumières, c'est donc la foi en Dieu qu'il faut éradiquer : c'est une loi fondamentale du progrès. Mais, comme le disait déjà Rousseau, les gros progrès des sciences et des techniques n'impliquent nullement le progrès moral, philosophique ou spirituel de l'homme! La promesse des lendemains qui chantent a reçu des cruels démentis tout au long du 20e siècle... (Guerres mondiales, Hiroshima, le Goulag, la Shoah, etc.), et les sociétés modernes « rationnelles » ont été plus barbares même que les précédentes! Pourtant la religion est toujours là, bien vivante, même si elle s'individualise et se métamorphose dans la modernité!

Le mythe moderne, lui aussi se modifie, et il épouse à son tour les traits d'une religion! Son « utopisation » et son intransigeance, sa recherche « d'amour et de fraternité », ses « bonnes œuvres » même, n'ont fait que remplacer la foi en Dieu par la foi en la Raison humaine, qui est ainsi divinisée. Déjà, dans la Bible, Dieu faisant alliance avec Abraham, annonçait le Paradis, un peuple élu, une ère messianique s'élargissant à l'humanité entière. Le millénarisme est aussi une espérance religieuse de la « Fin des Temps ». Les prophètes Juifs ont annoncé déjà la venue d'un Messie Sauveur, et Jésus reconnu tel par ses disciples annonce Lui aussi la Fin du monde, avant son avènement glorieux. Au Moyen Age, Joachim de Flore (puis d'autres), annonce l'avènement de l'Esprit et d'une humanité enfin délivrée du mal. Tout se passe pourtant à travers deux dimensions : rupture violente (Apocalypse) et monde nouveau (Millénium). Les communistes ont fait de même, mais sans Dieu, avec un résultat d'autant plus décevant.

Certains penseurs sont rappelés par l'auteur, tel Nietzsche (avec son « Dieu est mort ») ou Max Weber (l'un des pères de la sociologie moderne). Il est curieux de constater le retournement consécutif à l'avènement de la modernité : le rejet par les « Modernes » de la religion chrétienne qui a été pourtant sa propre base! On continue à tuer le « père » dirait Freud. L'historien Marcel Gauchet utilise cette formule : « Le christianisme aura été la religion de la sortie de la religion ». Cette fin signifiant la fin de la fonction religieuse de régulation et d'organisation du lien social, pensait-il.

Mais maintenant, politique et science sont aujourd'hui à leur tour aussi « désenchantés » (dirait Weber), ils ont perdu désormais leur aura magique, et tout caractère sacré, après les goulags, Hiroshima ou le clonage humain...Et nous voici arrivés à l'aire de la « postmodernité », ou plutôt de l'« ultra modernité ». Cette dernière admet la dimension complexe et paradoxale de l'Homme, sa part d'irrationnel, de son imaginaire, et réhabilite plus ou moins le religieux. Elle ne prétend ni prouver ni nier l'existence de Dieu, sans toutefois admettre un « retour du religieux », dans une société de plus en plus sécularisée, en Europe du moins.

Nous assistons, depuis 30 ans, à une révolution sociale aussi importante que celle de 1789, ayant jeté à bas toutes les structures à base chrétienne, encore valables au 19e siècle. Les mœurs ou les traditions de discipline autoritaire sont l'ultime frontière qui s'est effondrée sous nos yeux, et très rapidement, même si apparemment le catholicisme ou le protestantisme paraissent avoir conservé une influence prépondérante en Occident, l'étape que nous vivons consiste bel et bien en l'expulsion de toute transcendance, de tout absolu et de tout caractère sacré. Plus aucun ordre ne peut s'imposer à tous. Il en résulte une crise sans précédent de l'éthique collective qu'on s'efforce en vain de contrecarrer, par des lois que personne ne peut respecter. La morale même s'effondrant, si Dieu n'existe pas, alors tout est permis; mais comment ensuite réinventer une morale « par-delà le Bien et le Mal »?

Voilà donc désormais nos sociétés occidentales confrontées à des questions inédites, posées entre autres par le progrès des connaissances scientifiques : révolution biotechnologique, fécondation artificielle, manipulations génétiques, homoparentalité, etc. qui toutes réclament des redéfinitions et des limitations, et qui frôlent à leur tour constamment le thème religieux. Ainsi, la modernité – comme par l'astronomie par exemple – produit elle-même de la religion! Elle suscite le besoin individuel et collectif de se référer à une tradition sécurisante. L'opposition des deux positions s'en trouve profondément atténuée, et la relation science et foi essaie de préciser ses domaines d'action en les rapprochant. Pourtant, deux réflexions se présentent à nous :

  1. le fondement même du religieux actuel renvoie au sentiment individuel, avant de s'inscrire dans un cadre collectif, et
  2. les définitions sociologiques rejettent hors du champ religieux le croire, et les expériences spirituelles, qui vont s'exprimer désormais hors des cadres traditionnels.

Le développement indéniable de la « religiosité » hors piste est maintenant individuelle, et infiniment variée. Il faudra bien tenir compte du « Sujet religieux moderne ». Alors, quelle est la singularité du « Sujet religieux? ». Certes, on ne peut arriver à définir exactement l'« homo religiosus », malgré la présence de ses manifestations depuis des dizaines de milliers d'années; mais il faut s'interroger d'abord sur l'universalité du religieux à travers les temps et l'espace, et aussi, dans l'actualité, on doit bien tenir compte enfin des récits innombrables d'expériences religieuses, individuelles ou collectives.

Toutes les personnes que l'auteur a rencontrées sur le terrain en 15 ans d'enquêtes, croient toutes qu'il existe une pluralité de niveau de réalité, et surtout un ordre de réalité suprasensible; et certains affirment en avoir fait l'expérience par la méditation ou une expérience du sacré, ineffaçable. Bref, il existe bien un monde surnaturel, qui échappe en partie aux sens et aux investigations de type scientifique. Ainsi, toutes les religions du monde, des anciens chamanismes aux grandes religions du salut, postulent l'existence d'une pluralité de niveaux de la réalité.

Cette insatisfaction existentielle, ce désir de connaître cette dimension transcendante et une spiritualité saine, sont partagés par nombre de nos contemporains. On est en quête de sens, même si l'on est cartésien. On parle alors d'une « spiritualité laïque », une sorte de divinisation de l'humain, de l'amour, d'une sortie de soi; tandis que le « croire religieux » parlera d'une expérience plus verticale, à travers des rituels souvent magico religieux. Bien sûr, il ne faut pas oublier que la majorité des individus religieux le sont au premier abord à travers une tradition collective traditionnelle. Il existe donc d'innombrables façons d'être religieux aujourd'hui!


6. UN RÉENCHANTEMENT DU MONDE

La santé a toujours été l'une des toutes premières préoccupations des sociétés humaines. Elle est globale, multidimensionnelle. C'est le propos de toutes les « médecines douces », « parallèles » ou « naturelles ». Pour la plupart de ces systèmes, la guérison du corps physique doit s'accompagner de la guérison du « corps énergétique » qui entoure le premier. L'homéopathie, inventée au 19e siècle par l'Allemand Hahnemann, inverse même complètement la posture de la médecine officielle. Les dilutions employées deviennent telles que les substances n'ont plus même de principe actif, ce qui la rend a-scientifique et suspecte... elle n'est plus qu'un effet placebo; mais malgré ces faits contrôlés, rares sont les pharmacies qui ne disposent pas d'un rayon homéopathique bien fourni!

On assiste aussi à un regain pour la phytothérapie, ou également pour d'autres systèmes archaïques de médecines « douces » non contrôlables, mais dont les effets psychothérapeutiques peuvent être bienfaisants, en procurant un certain soulagement émotionnel. Diverses médecines « alternatives » sont citées par l'auteur, qui aborde ensuite la remontée en force de l'écologie, depuis une vingtaine d'années. La mondialisation accélère le développement de ces mouvements ANTI-X – comme les anti-OGM et les luttes contre la malbouffe, la pollution, etc. L'agriculture biologique a la vogue : la Terre est un Être vivant, on doit tenir compte des planètes ou de la Lune dans la culture, etc., etc. Tout ceci ressemble fort à un retour à diverses formes modernisées du chamanisme, lié à la volonté d'articuler le divin, le cosmique et l'humain. C'est presque un retour aux religiosités primordiales, et parfois, par les drogues, une recherche de l'extase, se manifestant sous de nombreuses formes, parfois tragiques, de désillusion ou même de dépendance mortelle.

On parle aussi beaucoup de « paranormal », des « ovnis », d'histoires mystérieuses, de réincarnation, de voyages aux frontières de la mort (Dr Moody : La vie après la vie), de voyages dans l'astral, de lévitation tibétaine, et enfin d'occultisme, qui codifie lui les pratiques du spiritisme. Dans la religiosité occidentale, il faut signaler le développement foudroyant du « channeling » et de la « transcommunication » avec les esprits des morts. De même, l'astrologie connaît un succès étonnant, et environ la moitié des Occidentaux consultent régulièrement leur horoscope! L'auteur expose quelque peu le développement de l'astrologie du Moyen Age à nos jours. Toutes ces pratiques témoignent effectivement d'un grand besoin de sens, et d'une insatisfaction des individus, malgré tout le confort moderne, et le besoin fondamental de se relier à un Cosmos vivant, plus ou moins consciemment divinisé.

Il faut donc réenchanter ce monde, désenchanté par la science, et la vie moderne devenue une mécanique sans âme. L'arrivée du « New Age », dans les années 1960, satisfait de même à ce besoin. C'est une sorte de nébuleuse mystique ésotérique qui a plus ou moins de succès, une nouvelle religiosité qui se veut à la foi moderne et religieuse, mais différemment des modèles dominants des religions officielles. L'auteur traite encore du « romantisme », et de la poésie – représentation de l'âme – La poésie, dit-il, est ce qui permet au monde d'être organique et non plus mécanique, vivant et non mort, subtil et non grossier, spirituel et non lourd... Il parle encore dans ce chapitre de la Naturphilosophie en Allemagne, de l'Anthroposophie de Rudolf Steiner, qui est une sorte de réhabilitation d'une conception de la Nature, qui toutes deux rejoignent largement les théosophes, alchimistes et astrologues des siècles passés. Mais, c'est surtout l'Orient qui fascine les romantiques actuels. A la suite de Rousseau déjà, ils pensent que le sauvage est l'homme bon que la société a dénaturé, et ils magnifient les âges primitifs et mystiques, pensant que l'Occident est menacé par la Machine. Il s'agit là de constructions intellectuelles largement imaginaires.

La matrice théosophique, dès le 17e siècle, naît entre la Réforme et la Contre Réforme; elle apparaît comme une posture de résistance à l'air du temps. Elle conteste la rationalité théologique, c'est à dire l'essence de Dieu et sa nature primordiale : « Il n'y a pas de logos pour dire le theos ». L'ésotérisme, aux 19e et 20e siècles, marque une contre-culture spirituelle qui vise à restituer l'imaginaire. Cette doctrine affirme l'existence d'un continuum entre toutes les parties de l'Univers, et d'autre part sa nature vivante, non réductible à sa matérialité, ni aux processus mécaniques qui la traversent. La Nature est une énergie spirituelle qui lui donne sa beauté et son unité, et seule une pensée magique peut élucider les mystères de cette nature enchantée. Dès lors, on peut considérer que le mystique aspire à la suppression des images et des intermédiaires, qui deviennent des obstacles à l'union avec le divin. On peut définir l'ésotérisme comme un investissement des puissances créatrices de l'âme, dans l'immanence du Suprême. Enfin, 4e élément, l'expérience de la « transmutation », entend cette connaissance de la Nature comme une gnose, qui permettrait de transmuter l'intérieur de l'Homme. C'est un peu une analogie avec la « Seconde naissance » du chrétien, ou le « Grand djihâd » de l'islam.

Il existe aussi une 2e théosophie – selon Helena Blavatski et H.S. Olcott – qui fondent la « Société théosophique » à New-York en 1875. Dans « La Clé de la Théosophie », elle dit : « Notre 1er objectif est de constituer le noyau d'une fraternité universelle de l'humanité, sans distinction de race, de couleur ou de croyance. » Par considération aux textes bouddhiques, la Société installe son siège à Bombay. Dès lors, le bouddhisme ésotérique syncrétise l'Orient et l'Occident, et évoque les maîtres du Tibet, comme étant les derniers dépositaires de la religion primordiale de l'Humanité.

L'auteur décrit encore l'« Anthroposophie » de Rudolf Steiner, issu de cette « Société » en 1912. Anthroposophie est un mot issu de anthropos et sophia, (connaissance/sagesse) de l'Homme. Il a formulé des indications précises, concernant une existence sociale concrète, dans tous les domaines, qui ont été d'une exceptionnelle fécondité. « Le monde est un macrocosme et l'homme un microcosme ». L'anthroposophie est une « Science de l'Esprit » : il existerait autour du monde physico-chimique des niveaux de réalité non matériels. Actuellement, elle essaie de promouvoir ce modèle dans les mouvements de contestation et de mondialisation néolibéraux, et même chez certains scientifiques.

Le courant occultiste mérite aussi d'être mentionné, car il joue un rôle dans l'apparition, au cours des années 1960, de la mouvance du « Nouvel Age ». Il reprend dans la « théorie des signatures », l'idée qu'il existerait une multitude de correspondances entre les diverses parties de la réalité et la Nature. Allan Kardec élabore une véritable doctrine et une pratique codifiée du « pairitisme », surtout en Amérique latine. Il faut ajouter aussi d'autres religiosités, comme le celtisme (« Matière de Bretagne »), expression d'un néo druidisme ou d'un néo médiévalisme, qui se situe entre paganisme et christianisme moyenâgeux : Des forces bienveillantes et malfaisantes, sorte de magie royale, expriment son désir de réenchantement du monde.

René Guénon, converti à l'islam par le soufisme, entré ensuite dans la franc-maçonnerie française, s'oppose radicalement à la modernité, et prépare à l'avènement du « Nouvel Age », qui se répand sur la planète rapidement depuis une quarantaine d'années. Il semble que ce soit Alice Ann Bailey, adepte issue de la Société Théosophique qui en soit l'initiatrice. Un Christ (l'un des « sept Maîtres de l'Univers »), va revenir bientôt, dans ce nouvel âge, celui du Verseau, croient ses adeptes. La Revue « Atlantis » développe le fait que l'Humanité se développe par cycles de 2000 ans. Le dernier, celui des Poissons, a vu apparaître le christianisme. L'actuel, celui de Verseau, sera marqué comme son emblème par une figure humaine, non animale. Mai 68 et la guerre du Vietnam ont favorisé la révolte de la jeunesse contre la modernité et l'adoption d'un modèle oriental contre l'occidental usuel. Ce fut le détonateur d'une nouvelle percée des religions orientales dans un Occident chrétien décadent, en quête de sens. On constate, depuis cette époque, l'immigration de milliers de lamas tibétains, de gourous indiens, de maîtres spirituels orientaux, etc., en Occident. Partout dès lors, se répand la perspective d'un nouvel accomplissement de l'être humain, comme par une nouvelle reliance avec le divin. La Californie devient presque le centre de ralliement de toutes les quêtes spirituelles de l'Occident...

Pourtant, assez différent de celui-ci, le Nouvel Age européen est lancé en Écosse par P. et E. Caddyx et D. Mc Lean. Avec l'aide des « devas » (esprits invisibles du monde végétal), ils ont créé un jardin biologique qui attira des milliers de personnes du monde entier. « Findhorn » devient alors une vraie communauté ... « parce que nous sommes tous frères et sœurs sur cette Terre, et que nous sommes en train de changer sa face, en nous rassemblant avec amour et harmonie, bien décidés à amener le ciel sur la terre ». S'ajoute alors au mouvement, en 1970, David Spangler, qui, prétendant entrer en contact avec une entité de l'astral nommée « Amour Infini et Vérité », lui donne des « messages » personnels; ce qui lui permettra de sortir un livre, au succès planétaire : « Révélation : La naissance du Nouvel Age ». Ce mouvement marque ainsi un retour à une vie communautaire ouverte, à une religion alternative, ravivant le sens du sacré par l'Écologie.

Tous ces systèmes de pensées, au cours du 20e siècle, proviennent des rencontres entre une religion alternative facile, avec les nouveaux paradigmes scientifiques, qui sont souvent peu compréhensibles pour le grand public. Ils permettent de rendre plus intelligibles les sciences, qui, du fait de l'accumulation inouïe des savoirs, se trouvent aussi en manque de vrais questionnements philosophiques. Cette recherche de logique commune était déjà sensible chez Aristote, mais la religiosité actuelle tente de surmonter le dualisme entre l'intériorité de l'humain et l'instance cosmique de la réalité, à la recherche d'une exigence plus haute que la seule raison. L'auteur évoque, pour soutenir son raisonnement, trois manifestations de cette mutation générale des savoirs contemporains :

a) La physique quantique dans l'infiniment petit

Née avec Planck et Einstein, cette nouvelle science ne renouvelle pas seulement la connaissance de la matière, mais plus fondamentalement l'interprétation que nous nous en faisions, à cause des « bizarreries » que nous pouvons découvrir dans ce monde subatomique. Comment, par exemple, tenir compte de cette simultanéité entre les aspects ondulatoires et corpusculaires de la particule quantique? C'est une crise de la philosophie qui oblige les scientifiques à se mettre en quête de sens. Ainsi, Niels Bohr recourt à l'Orient, en y intégrant le « Ying/Yang », et Schrödinger écrit son « Veda d'un physicien », pour nous proposer une explication à ce dilemme, (tandis qu'Einstein « contemple » ce mécanisme inouï, en le divinisant). Le physicien F. Capra, dans son best-seller, « Le Tao de la physique » écrit à ce propos : « La physique moderne a confirmé de façon spectaculaire l'une des idées de base de la spiritualité extrême-orientale : Tous les concepts que nous employons pour décrire la Nature sont limités... ce sont des créations de l'esprit... les limitations de notre pensée rationnelle deviennent évidentes devant ces découvertes, et nous devons modifier, voire abandonner même, certaines de nos conceptions de base ».

Depuis quelques années, une dynamique a été lancée afin de promouvoir le dialogue entre science et religion, particulièrement en France, par l'« Université interdisciplinaire de Paris », et ses colloques et ses séminaires, rassemblant d'importants scientifiques, dont plusieurs Prix Nobel. Une réflexion similaire existe aussi dans la communauté musulmane.

b) La psychologie des profondeurs

Jung, rompant avec Freud, après son refus de réduire les causes de la vie de l'inconscient aux seules pulsions sexuelles, va s'attacher aux inconscients familiaux et collectifs. Il propose une sorte de cartographie de l'identité intérieure de l'Homme, en visant l'existence de cette « petite lumière » qui est la conscience : « Le soi est une entité "sur ordonnée" du moi... Le Soi est non seulement le centre, mais aussi la circonférence complète qui embrasse à la fois conscient et inconscient. » Ce synchronisme permet de relier le monde à l'intériorité de l'homme et à celle de la matière. Jung est ainsi devenu l'une des grandes figures inspiratrices de la nouvelle religiosité contemporaine.

c) La révolution anthropologique

La réhabilitation de la dimension mythique (voire mythologique) en sciences, amène à sortir de la pure intellectualité contemporaine et matérialiste, trop compartimentée, pour trouver une autre conception de l'Universel, plus satisfaisante pour l'Homme. Durand, par son pari dans ses fameuses « Structures anthropologiques de l'imaginaire », utilise la vision de Jung. En fait, ce à quoi nous assistons, c'est à un élargissement de la notion de raison, réconciliée avec les autres modes de connaissance de la réalité.

Les limites et les critiques de cette religiosité alternative ne manquent pas! Elles se développent dans 3 directions :

  1. Le Nouvel Age serait la manifestation d'une sorte d'égoïsme spirituel : on recherche la relation à l'autre pour soi, et non pour l'autre lui-même.
  2. Le caractère holistique et global de sa conception du monde le conduit à diluer indistinctement le social, le religieux, l'économique, etc., toujours en contradiction avec la modernité, fondée elle sur la différenciation des fonctions.
  3. La préférence du Nouvel Age pour la biosphère, plutôt que pour la sociosphère.

Il faut encore remarquer que, depuis quelques années, on assiste à l'émergence d'une contestation internationale, qui refuse la mondialisation néolibérale et ses conséquences biotechnologiques (Millau, Porto Allègre, Seattle, etc.). La confédération syndicale des paysans, qui compte 70 millions de syndicalistes dans le monde, converge ainsi avec la mouvance du Nouvel Age, par une quête spirituelle solidaire.

D'autre part, l'Église catholique a publié une étude : « Jésus-Christ le porteur de vie. Une réflexion chrétienne sur le Nouvel Age » qui précise ses griefs contre cette doctrine, considérée comme une menace pour sa propre perspective. Elle reproche que cette révision du rôle du Christ est inconciliable avec la tradition chrétienne; qu'elle est syncrétique avec les pratiques occultes païennes, la Kabbale, l'alchimie, les religions orientales, etc.; qu'elle vise à expérimenter des états de conscience dominés par un sentiment d'harmonie et de fusion avec le Tout, mystique, sans référence à Dieu. Cette nouvelle religiosité est donc d'essence païenne et non chrétienne; elle assimile le Christ à un quelconque avatar du divin, au même titre que Bouddha ou Vichnou. Le danger est grand, puisque la foi en la Création, ni celle en la Résurrection du Christ, ne sont plus majoritairement présentes à l'esprit des Français. Dans ce sens, le réenchantement du monde peut s'apparenter à une repaganisation.

Enfin, le Nouvel Age et la nouvelle religiosité sont foncièrement irrationnels, et souvent en contradiction avec les faits scientifiques les mieux établis. Une sorte de haine du christianisme sert de ciment à des alliances d'idées ésotériques très diverses. Des dérives « extrême-droitisantes » y apparaissent – citées par Luc Féry, dans son « Nouvel Ordre écologique » – qui prônent la législation nazie en matière de protection de la Nature! Il y critique aussi l'irrationalité du Nouvel Age, qui croit en l'astrologie et aux médications énergétiques, et autres systèmes invérifiables... et qui s'oppose finalement en fait au progrès scientifique lui-même.

On constate donc, à travers ces multiples aspects, que le Nouvel Age est peu structuré. Mais cette mutation montre bien que la question humaniste est au cœur de l'impulsion moderne. Elle peut être définie comme assurant l'autonomie du sujet et la raison critique, proposant un regard pluriel sur le réel, par la raison et l'intuition. Elle entend résister à l'autre modernité, dominante, celle de « l'homme unidimensionnel », qui s'accommode mal d'un monde désenchanté.

Fin de la seconde partie

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